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    CRITIQUE LITTÉRAIRE
    Les Négriers en terre d'islam - Jacques




    Critique publiée par Woland le 14-09-2006

    Ou "La Première Traite des Noirs - VIIème-XVIème siècles"

    Disons tout d'abord que Jacques Heers n'est pas n'importe qui, puisqu'il a été professeur à la Sorbonne et directeur du département d'études médiévales de Paris-Sorbonne. C'est un spécialiste du Moyen-Age qui a consacré deux ouvrages passionnants, le premier à Louis XI, l'autre à Gilles de Rais.

    Avec "Les Négriers en terres d'islam", il remet à l'heure certaines pendules que les "bien-pensants" d'aujourd'hui voudraient voir se fixer sur l'heure d'une "repentance" de l'Occident aussi disproportionnée qu'éternelle. Discours vraiment un peu trop facile, messieurs les donneurs de leçon !

    Avant toutes choses, Heers évoque évidemment le principe de l'esclavage, qui toucha aussi bien les peuplades blanches que les tribus d'Afrique :

    "Dans les tous premiers temps de l'islam, les esclaves étaient, comme dans l'Antiquité romaine ou du temps de Byzance, essentiellement des Blancs, raflés lors des expéditions ou exposés sur des marchés par les trafiquants qui allaient les acheter en de lointains pays, très loin même des terres d'islam."

    Au demeurant, Ibn-al-Fakih, géographe et poète arabe, pour qui l'esclavage était parfaitement naturel puisqu'il vivait dans les années 900, écrit :

    "De la mer occidentale, arrivent en Orient les esclaves hommes, Romains, Francs, Lombards et les femmes romaines et andalouses"

    tandis qu'Ibn Haukal, auteur de traités de physique, de médecine et de grammaire, qui naquit à Bagdad en 1122, affirme de son côté :

    "Le plus bel article importé de l'Espagne sont les esclaves, des filles et de beaux garçons qui ont été enlevés dans le pays des Francs et dans la Galice. Tous les eunuques slaves qu'on trouve sur la terre sont amenés d'Espagne et aussitôt qu'ils arrivent, on les châtre. Ce sont des marchands juifs qui font cela."

    Il faudra en fait attendre quelques siècles après la mort de Mahomet pour que les Arabes se lassent de la Nubie, où ils exigeaient des tributs d'esclaves dès 642, et décident de se lancer à l'assaut de l'Afrique noire et du "royaume du Prêtre Jean", en Ethiopie, en passant par la vallée du Nil et par la mer Rouge. Plus à l'ouest, le royaume musulman du Maroc va, lui aussi, décider de s'étendre et, pour ce faire, tentera une aventure terrifiante : plus de 100 jours de marche au-delà de Marrakech, la moitié du voyage se déroulant sous le soleil du désert.

    C'est la prodigieuse expansion de l'islam en Afrique noire, expansion guerrière et aussi expansion faite par racolage et prosélytisme, que nous conte Heers dans la première partie de son ouvrage - chapitres I et II. Certains la trouveront peut-être trop touffue mais elle n'en reste pas moins passionnante - et ô combien édifiante !

    Je vous recommande tout particulièrement le passage qui évoque les "fous de Dieu" de la secte marocaine des Toubenae. Ceux-ci s'étaient auto-proclamés "bons musulmans" et partirent à l'assaut de villages sénégalais, dont les habitants étaient par contre "de mauvais musulmans." (P. 55-57). La chose se passait ... en 1673.

    Mais ce sont les chapitres III et IV qu'il faut absolument lire. On y apprend que, contrairement par exemple à la Sérénissime qui ne publiait que des catalogues d'objets et d'épices, les marchands arabes avaient de véritables vade-mecum ne parlant que d'esclaves.

    L'un des plus célèbres de ces catalogues demeure celui établi par Ibn-Butlan :

    "Il dit tout savoir des qualités et des défauts de chaque race, des aptitudes au travail ou à l'amour. Les Turcs et les Slaves sont, dit-il, de bons soldats mais, pour les gardes des Palais, mieux vaut prendre des Indiens et des Nubiens, et, pour les travailleurs, serviteurs et eunuques, des Zendjs, Noirs de l'Afrique orientale."

    La traite négrière servant beaucoup les fantasmes sexuels des clients, Ibn Butlan "vante surtout les mérites des Grecques, des Turques, des femmes du Buja (pays entre la Nubie et l'Aybissinie) mais dit pis que pendre des Arméniennes, sournoises, rebelles, paresseuses, les pires de toutes les Blanches, et plus encore de mal des Zendjs, de la côte orientale de l'Afrique, les pires des Noires." Les Zendjs "montrent toutes sortes de mauvais penchants et plus elles sont noires, plus elles sont laides et leurs dents agressives. (...) ..." (Chapitre III : L'Homme de couleur mal-aimé - Le Mépris.)

    Le grand Avicenne lui-même n'a pas failli à une vision que le MRAP aurait quelques difficultés à ne pas juger "raciste" :

    "Le corps des Noirs est transformé par la chaleur,
    Leur peau est recouverte de Noirceur. Le Slave au contraire a pris la Blancheur
    Et sa peau n'est plus que douceur."

    Certains poètes noirs, convertis à l'islam, ont tenté de répondre. Ainsi, Nusayb, mort en 726, que le grand poète arabe Kutthayyu tourna trop de fois en dérision, s'en prenant à son physique, à la couleur de sa peau, etc ..., lui répondit ces fières paroles :

    "Le Noir ne me diminue pas, aussi longtemps
    Que je garde fière ma langue, et solide mon coeur.
    Certains n'ont réussi que grêce à leur lignage,
    Les vers de mes poèmes sont mon lignage.
    Mieux vaut un Noir d'esprit clair, de parole aisée
    Qu'un Blanc qui ne sait que rester muet."

    La pratique barbare de l'excision, qui n'est pas d'origine arabe mais bel et bien africaine, fut en tous cas largement tolérée par l'occupant arabo-musulman. Ibn-Butlan, toujours lui, raconte :

    "Certaines Buja sont excisées ; toute la partie supérieure du pubis est découpée jusqu'à l'os au moyen d'un rasoir. Elles sont pour cela devenues fameuses."

    Il précise cependant que, si ces esclaves sont "importées" (sic) jeunes, on leur épargne la mutilation.

    N'oublions pas les esclaves qui finissaient dans les mines de sel ou dans les champs de canne à sucre. Car enfin, il faut bien le rappeler :

    "Pendant des siècles, tout le sucre consommé et vendu dans l'Europe chrétienne venait du monde musulman."

    Heers évoque aussi la révolte des esclaves Zendjs dans les marais de l'Euphrate où leurs maîtres, de riches marchands, les faisaient travailler dans des conditions de servitude absolue.

    Un livre dur, passionnant, un peu ardu sans doute mais qui se lit presque d'une seule traite. Un livre digne aussi qui démontre ce que certains voudraient oublier : qu'aucun peuple n'est supérieur à l'autre dans les vertus ou dans le crime. Les rabatteurs qui livraient les esclaves noirs aux marchands arabes, juifs et chrétiens étaient le plus souvent noirs et possédaient eux-mêmes des esclaves. Ils le faisaient non parce qu'ils étaient noirs, tout simplement parce qu'ils étaient humains. Et parce que, tout comme il est capable du meilleur, l'être humain, sans distinction de sa couleur de peau ou de sa religion, est aussi hélas ! capable du pire.


    Le critique : Woland
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