Critique publiée par Woland le 02-02-2007
Comme Charlotte, comme Emily et comme Branwell, le frère "maudit", Ann Brontë participa à la rédaction des "Juvelinia," ces récits d'enfance qui formèrent la plume des Brontë et leur goût exacerbé pour le romantisme. Comme ses deux soeurs, elle écrivit poèmes (mais beaucoup plus religieux et moins "païens" que ceux d'Emily) et romans. Comme pour elles, ce sont ses poésies qui furent éditées en premier et à compte d'auteur. Et tout comme à elles, on lui demanda la rédaction d'un roman.
Avec "Les Hauts de Hurle-Vent", "Agnès Grey" fut cependant le seul manuscrit à se retrouver édité en 1846, sous le pseudonyme de Acton Bell. Bizarrement, cette histoire (que, pour ma part, j'ai toujours trouvée assez plate) est celle qui se rapproche le mieux, surtout par le style, de l'oeuvre de Jane Austen. Un ingrédient majeur cependant y fait défaut : la causticité qui rend les romans d'Austen si plaisants et si modernes.
Dans "Agnès Grey" donc, pas de flamboyant Mr Rochester et encore moins d'Heathcliffe. Rien qu'un clergyman, Mr Weston. Soyons justes : cet ecclésiastique dont Agnes fait la connaissance alors qu'elle est gouvernante chez les Murray, nous apparaît très tôt comme pourvu d'une personnalité moins falote qu'à l'habitude. Ce vicaire est un homme au caractère ferme qui, s'il lui arrive - ce qui est normal - de citer les Ecritures, n'hésite pas à montrer l'exemple en les pratiquant lui-même. En cela, il est exceptionnel et, par des touches timides, çà et là, on soupçonne bien que sa créatrice l'a dotée de qualités que son état de jeune célibataire bien née lui interdisait d'évoquer en termes précis.
Face à lui, une toute jeune fille - la vingtaine à peu près - que les malheurs financiers de sa famille (devinez quoi ? Agnès est née, elle aussi, dans une famille de pasteurs rigoltourne ) a réduite à gagner sa vie et qui, au sortir d'une première et désastreuse expérience de gouvernante chez ces arrogantes caricatures que sont les Bloomfield, parvient à se placer dans une famille un peu plus correcte mais non moins snob, les Murray de Horton-Lodge.
Si le lecteur s'attendait à rencontrer une deuxième Jane Eyre, il est bien déçu. Agnès a été élevée dans un milieu familial tout à fait douillet et dans les normes. Il n'y a rien en elle des excès de joie ou de douleur sans cesse réprimés par Jane, rien non plus de son sens affuté de l'analyse. Agnès est beaucoup plus passive. Elle n'entend pas s'opposer aux événements : elle se contente de les subir avec résignation. A une condition seulement : qu'ils ne s'opposent pas à ce que lui dicte sa conscience.
Sans crainte d'exagérer, on peut convenir d'ailleurs que, pour le lecteur moderne, l'intérêt majeur du livre réside dans l'opposition entre cette résignation digne et nécessaire et celle dans laquelle finit par tomber l'élève préférée d'Agnès, Rosalie, lorsqu'elle accepte les avantages (= la richesse, le statut social) mais aussi les graves inconvénients (= l'ivrognerie, la stupidité du conjoint) d'une union avec lord Ashby.
Toutes deux sont révélatrices de la condition imposée à la femme par l'époque victorienne. Son seul droit : se soumettre. Certes, il lui reste la possibilité de se révolter mais, si elle la choisit, elle choisit avec elle le "Péché" ou la mésalliance. Les héroïnes d'Austen elles-mêmes n'ont jamais osé le faire - c'est tout dire.
Hélas ! dans "Agnès Grey", la critique sociale se fait d'une voix si douce, si ténue, si polie et l'héroïne - au demeurant fort sympathique - est si heureuse de voir arriver à la fin, et non sans quelques aventures, l'homme à qui elle n'a jamais cessé de penser et qui la protègera désormais pourvu qu'elle se soumette à sa volonté, que le lecteur peine à l'entendre.
(On m'a assuré néanmoins que, dans son second roman, "La Châtelaine de Wildfell Hall", Ann Brontë était passée à la vitesse supérieure en dépeignant entre autres le calvaire enduré par une femme forcée de subir l'ivrognerie de son époux.)
Pour en revenir à son premier opus, "Agnès Grey", ajoutons que, de tous les romans des soeurs Brontë, il se révèle comme le plus autobiographique. A sa décharge, on dira que, comme "Les Hauts ..." et "Jane Eyre" sont en général lus avant lui, l'impression qu'il produit ne peut que pâtir d'une si vigoureuse concurrence. Pourtant, au-delà des différences formelles, on reste songeur devant ces thèmes récurrents de l'alcool destructeur, de la folie et aussi de la violence, qui surgissent aussi bien chez Charlotte et Emily, les deux "romantiques", que chez Ann, plus discrète et plus pratique. Tous résonnent en nous comme les échos torturés de l'autodestruction à laquelle s'adonna leur frère, Branwell.
Et l'on ne peut s'empêcher de penser que la fameuse toile peinte au temps de leur jeunesse par celui-ci, et de laquelle lui-même, dans une crise de délire alcoolique, s'effaça avec rage, était prophétique : les trois soeurs demeurent, un peu raides mais bien vivantes, dévouées en silence à la mémoire d'un fantôme dont on distingue encore l'ombre polie, ce frère tant aimé à qui, par leurs propres créations, elles ont quand même réussi à conférer une immortalité brillante, sauvage et passionnée. Le critique : Woland Note : Liens relatifs : Amazon.fr Hits : 3126
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