Critique publiée par Woland le 15-04-2005
Livre sulfureux, hérissé de tessons de bouteilles et de lames de rasoir que l’héroïne verse, pilés, dans la poche d’une rivale ou utilise pour s’auto-mutiler, « La Pianiste » est un roman d’une noirceur rare que je recommande personnellement d’offrir à tout parent castrateur, qu’il soit de sexe féminin ou masculin. L'idéal serait bien sûr de les contraindre à le lire jusqu'au bout ...
L’argument de base est le suivant : une mère castratrice, que Jelinek ne désigne jamais autrement que sous le terme générique de « la mère," vampirise sa fille depuis sa naissance. Elle lui a volé sa jeunesse, lui a imposé ses ambitions personnelles qui rêvaient d’un rejeton virtuose et, après l'échec d'Erika dans une carrière de pianiste internationale, l’a orientée vers le professorat. Avec cette redoutable mère, pas de promiscuité déplacée avec les autres enfants et, l’âge venu, pas d’amourettes non plus - encore moins de rapports sexuels ! ... D’ailleurs, tous les soirs, c’est dans l’ancien lit conjugal qu’Erika Kohut monte docilement s’endormir auprès de sa maman …
A trente-six ans, Erika est une refoulée, une frustrée, une malheureuse aussi qui, sous des dehors d’une pondération et d’une sécheresse remarquables, dissimule une folie croissante – son père est depuis longtemps dans une maison de retraite pour malades mentaux et une ou deux fois, Jelinek sous-entend que son mariage avec la mère n’a pas arrangé les choses.
Tourmentée par le démon du sexe – car, pour elle, le sexe n’est qu’un démon – elle n’a pour exutoires que les peep-shows viennois ou encore les parcs bien sombres où s’ébattent les prostituées et leurs clients. De temps à autre, pour faire bonne mesure, elle s’enferme chez elle quand la mère dort et se plante des lames de rasoir et des aiguilles dans la peau, voire sur les muqueuses. Et elle attend l’Amour – un amour qui la rouera de coups et l’humiliera, qui l’abandonnera pendant des heures enchaînée et bâillonnée après l’avoir copieusement insultée et humiliée …
Justement, l’un de ses jeunes élèves, Walter Klemmer, s’est mis en tête de la séduire. Un peu fat comme nombre d’hommes , il pense même, selon la formule consacrée, lui "révéler" l’amour. Mais les événements ne prendront pas hélas ! le tour que souhaite Erika. Naïve et sans expérience, elle s’est trompée d’amant et comme c’était sa dernière chance …
La prose est rageuse, heurtée, noircie et renoircie à plaisir. Les dialogues sont inexistants. Par ci, par là, surtout sur la fin, Erika et Walter laissent échapper des phrases mais c’est Jelinek, le lecteur l'entend presque, qui parle ainsi à la première personne et non ses personnages. A chaque ligne, la haine et la rancœur explosent. Contre la mère de l’auteur, contre la société autrichienne, contre les faux-semblants viennois. Seule, la musique s’en sort relativement bien – à l’exception de Mozart que ni Erika, ni Walter n’apprécie.
Sans vouloir être « vieux jeu », je ne pense pas que ce livre soit à mettre entre des mains trop jeunes ou trop inexpérimentées. Il faut en effet avoir atteint un certain degré d’expérience et de libération personnelles pour admettre que les sentiments castrateurs d’un père ou d’une mère trouvent leur source dans la sexualité. Jelinek le proclame sans ambages dans une scène étouffante où Erika, après avoir "trahi" sa mère avec Walter, la rejoint dans le fameux lit et la couvre de baisers dans un corps à corps ambigu. Et Jelinek voit juste même si elle révolte le lecteur moyen, celui qui n’a pas eu de mère ou de père abusifs.
"La Pianiste" est un texte relativement court (250 pages dans la collection "Points") mais singulièrement dense. J'ajouterai qu'il est rare de voir une femme s'exprimer et écrire aussi brutalement. Ceci dit, l'émotion et l'ironie - une ironie féroce et sanglante - sont loin d'être absentes de cette oeuvre qui contribua à faire attribuer le Prix Nobel de Littérature 2004 à Elfriede Jelinek.
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