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    CRITIQUE LITTÉRAIRE
    Le Sang Noir - Louis Guilloux




    Critique publiée par Woland le 07-06-2005

    Auteur méconnu bien qu’il frolât de peu le Goncourt en 1935 et obtînt le Renaudot en 49 pour « Le Jeu de Patience », Louis Guilloux nous a laissé plusieurs romans et une pièce de théâtre qui fit un tabac en 1928 : « La Maison du Peuple. »

    Mais son œuvre la plus célèbre demeure « Le Sang Noir », authentique et cruel petit joyau qui nous conte vingt-quatre heures de la vie d'une ville de province – laquelle pourrait être Saint-Brieuc, dont Guilloux était originaire – alors que les mutineries désorganisent le front en 1917.

    Le héros de ce roman – ou son anti-héros car Cripure annonce à sa manière les losers que le roman et le cinéma américains ne tarderont pas à mettre en scène – est un professeur de philosophie nommé Merlin, comme l’enchanteur, mais que ses élèves ont affublé du surnom de « Cripure » par référence à cette « Critique de la Raison Pure » qu’il aime à citer.

    De Merlin-Cripure, nous dirions aujourd’hui qu’il est un asocial. D’une intelligence brillante et d’une sensibilité tout aussi profonde, il n’a connu que l’échec : son mariage avec Toinette, la seule femme qu’il ait vraiment aimée, s’est conclu par l'adultère de la jeune femme avec un "officier blond" que Cripure fut trop lâche pour acculer au duel ; ses premiers écrits, dont un volume intitulé « La Pensée Médique », et qui avait attiré sur lui l’attention des initiés, se sont finalement échoués sur une thèse consacrée à un autre philosophe local, Turnier – thèse que Cripure, encore sous le coup de sa rupture avec Toinette, avait volontairement sabotée ; dans sa profession, il est périodiquement chahuté par ses élèves et, lorsque débute le roman, certains d’entre eux ont même entrepris de desserrer les écrous de sa bicyclette afin de provoquer un accident qui pourrait s’avérer mortel.

    Cripure vit en ménage avec Maïa, une paysanne dévouée qui, en dépit de ses sautes d’humeur et de ses manies de paranoïaques, voue à "son homme" un amour réel. Ses autres compagnons sont quatre petits chiens avec lesquels il aime aller chasser tôt le matin lorsqu’il en a le loisir. Les puces qui infectent son bureau. Et bien sûr les livres et la poussière qui peuplent aussi ledit bureau.

    Autour de lui, gravitent une foule de personnages qu’il est difficile d’oublier tant le trait du romancier s'est fait aiguisé : Nabucet, l’un des collègues de Cripure, homme cultivé mais dont l'hypocrisie nous fait gricer des dents et qui voue à Cripure une haine d'autant plus violente qu'il le sait bien supérieur à lui ; Moka, le surveillant "à la crête de feu et au visage de lait", l’un des rares « amis » de Cripure et son ancien élève, qui le révère à l’égal d’un dieu ; Faurel, le député, lui aussi ancien élève de Merlin, et qui tentera de le sauver des conséquences du duel que lui cherchera Nabucet ; l’ineffable Babinot, figure-type et outrancière du patriote revanchard dont les inepties militaristes et cocardières ennuient à peu près tous ceux qui le croisent et qui ne savent comment se débarrasser de lui ; pour lui faire pendant, Guilloux a imaginé le capitaine Plaire, sorte de ganache ami de Nabucet mais qui, à la fin du roman, se révèle homme d'honneur ; Otto Kaminski, officier d’origine juive, jouisseur et cynique, qui complote de quitter la ville en enlevant la fille du notaire – une brute, ce notaire, une horreur de père ; Mme de Villaplane, sa logeuse, aristocrate déchue qui ne vit plus que dans ses rêves et qui finira par se suicider en apprenant le départ de son hôte …

    Tout cela sur fond d’ombre et de pluie, dans une ville fantôme qui, je ne sais pourquoi, m’a évoqué tout à la fois le contraire absolu du « Clochermerle » de Chevallier, ces descriptions plus aiguës qu’on ne le pense que Germaine Acremant faisait de l’univers provincial d’avant-guerre et même certaines descriptions fantastiques de Jean Ray.

    Bien que la ville soit éloignée du front, la Grande guerre, qui traîne en longueur, nous accompagne du début jusqu’à la fin du roman.

    Par les convois de soldats d’abord, ces conscrits qui s’en vont se faire tuer pour que puisse survivre une armée de profiteurs. Par l'émeute qui éclate à la gare, lorsque certains soldats refusent de monter dans les trains alors que, sur le front, les mutineries de 1917 ont déjà commencé.

    Mais aussi, mais surtout, par ces figures d’ « embusqués » que représentent Babinot et Nabucet. Encore le premier a-t-il perdu son fils à la guerre – mais il est le seul à l’ignorer et le livre s’achève sans qu’on l’en ait prévenu - alors que le second, lui, n’est et ne se veut qu’un parasite dissimulé sous une courtoisie mondaine qui ne l’empêche pas de jeter des coups d’œil trop appuyés à toutes les jeunes filles passant à sa portée - spécialement si elles sont ou trop jeunes ou trop pauvres pour se défendre.

    Et le constat est effrayant car, pour nous qui savons, l’ombre de la Seconde guerre mondiale prend déjà racine sur ce terreau revanchard. Ce sont les Babinot et les Nabucet qui imposeront à l'Allemagne vaincue ce traité de paix indigne des vainqueurs. Ce sont eux qui permettront au sentiment nationaliste allemand de renaître dans des conditions telles que le Nazisme n'aura aucun mal à trouver des laudateurs. Ce sont eux encore qui, plus tard, se placeront sous la garde du régime de Vichy. Ce sont eux ...

    Mais Cripure, lui, Cripure, paranoïaque et colérique, tendre et sensible, esprit brillant emprisonné dans un corps infirme qui le rendait « différent » dès sa naissance (Cripure souffre de « deux pieds de géant »), est d'une autre trampe. On se doute très vite qu’il ne verra pas l’Armistice mais on comprend aussi que cela vaut mieux pour lui : dans un monde où prolifèrent les Nabucet et les Babinot, un Cripure n'a plus sa place et doit retourner au mythe.

    Cripure est un homme d’honneur qui ne croit plus en l’honneur mais dont la fierté suprême est de se tuer au nom d’un idéal qu’il sait irréalisable. Cripure met en somme ses actes en accord avec ses pensées - et il faut beaucoup de courage pour se livrer à cet exercice. Stupide, me direz-vous : ce n'est pas ainsi qu'on survit. Peut-être … Mais le souffle que Guilloux a su donner à son héros est tel que, lorsqu’il meurt, c'est cette grandeur que nous emportons avec nous.


    Le critique : Woland
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