Critique publiée par Woland le 14-09-2006
Je suis plongée dans la relecture des "Annales du Disque-Monde." Lire ces romans les uns à la file des autres, ou plutôt les relire, permet non seulement de mieux les savourer mais aussi de réaliser combien Pratchett est un grand romancier.
Peut-être pas un grand styliste, bien qu'il ait créé un style reconnaissable entre tous et que nous restitue magistralement Patrick Couton, mais un foutu grand romancier : jusqu'ici - et j'en suis à la relecture du "Père Porcher" - je n'ai pas entrevu une seule faille dans sa création.
"Mortimer", tel est le prénom prédestiné du fils du père Lezek, cultivateur rétroannuel des Monts du Bélier. (Un cultivateur rétroannuel récolte avant d'avoir semé. Le père Lezek est un spécialiste du raisin rétroannuel dont la distillation permet d'avoir la gueule de bois la veille du jour où l'on s'enivre. Pour de plus amples renseignements, voyez Terry Pratchett. )
Pourquoi prédestiné ? Parce que le diminutif de "Mortimer", c'est "Mort" - titre original du livre - ou Morty en français. Morty est un garçon gentil, sympa, non pas simplet mais un peu ... ma foi, un peu naïf, et qu'"on aurait dit uniquement formé de genoux." Son père souhaite qu'il se trouve une situation, comme apprenti. Mais qui voudra d'un apprenti aussi maladroit que Morty ? ...
Adoncques, la Veille du Porcher, le père Lezek et son fils se rendent à la foire de Montmouton où se tient traditionnellement depuis des lustres une sorte de marché aux apprentis. Evidemment, comme Pratchett est aux commandes du destin de Mortimer, le jeune homme est encore là, tout seul et quasi gelé, à minuit moins le quart.
N'ayons pas peur des mots : c'est un échec.
Lamentable, même.
Ou plutôt, ça pourrait être un échec si un mystérieux cavalier, dont le père Lezek entrevoit mal les traits et qu'il finit par prendre pour un entrepreneur de Pompes funèbres (bon métier, ça, les Pompes funèbres : jamais de chômage ! ) ne se présentait pour embaucher Morty.
C'est ainsi que Mortimer Lezek devient l'apprenti de la Mort.*
Au contraire de son père, Morty comprend très vite qui est son employeur et, assez curieusement, il s'y fait très vite. Oh ! c'est vrai que, chez la Mort, tout est bizarre : une grande horloge sans aiguilles, des milliards de sabliers où le sable s'écoule à l'envers (vous voyez l'implacable logique pratchesque ?), un parc aménagé où les arbres, les allées, etc ... tout est noir, un serviteur, prénommé Albert, qui doit avoir connu le Mathusalem du Disque-Monde (on en saura un peu plus sur ce personnage, qui deviendra, au même titre que la Mort, un habitué de la saga, mais un peu plus tard et inutile de chercher à me corrompre : je ne vous en dirai pas plus !) et même une fille, la fille de la Mort, une jeune fille qui a seize ans depuis trente-cinq ans car, chez la Mort, le Temps n'existe pas.
"Une fille ? ... La Mort a une fille ?" me direz-vous. "Mais alors, la Mort a une femme ? ..."
Ben non, Pratchett n'est pas allé jusque là. Il a imaginé une Mort qui recueille un bébé orphelin et l'élève après l'avoir prénommé Ysabell.
Car la Mort, tel** que le voit Pratchett, est une Mort qui se pose des questions sur les humains - pratiquement autant de questions que les humains se posent à son sujet, c'est vous dire. La Mort veut comprendre ce que signifient des mots comme "sentiment, émotion, temps, peur ..." etc ... La Mort créé*** par Terry Pratchett est l'un des personnages les plus achevés de toute l'histoire du Roman. Il est si crédible qu'il se permet - parfois - des privautés avec les sabliers dont il a la charge et qu'il fait - parfois - des erreurs ...
L'une d'entre elles, c'est d'avoir embauché un apprenti qui, s'imaginant être tombé amoureux de la princesse Kelirehenna (dite plus simplement Keli) de Sto Lat, pourtant promise à une mort certaine de la main d'un assassin commandité par son oncle, lequel a déjà fait tuer son frère, le roi Olerve (dit, très simplement aussi, le Bâtard), se met en tête de contrarier le Destin. A partir de là, les dés sont jetés et les fous sont lâchés.
A savoir, plus ou moins dans l'ordre d'entrée en scène : le mage Igné Coupefin, "Charmes en tous genres" à Ankh-Morporkh ; le heurtoir magique et plus ou moins obsédé par le sexe qui garde la maison où il exerce ; les membres de l'Université de l'Invisible, que l'épouvante submerge lorsqu'ils croient voir s'animer la statue du grand Alberto Malik, fondateur de l'auguste faculté ; l'irremplaçable bibliothécaire de l'Université et quelques seconds rôles tels le tout jeune monarque de l'Empire agatéen et son grand vizir.
Sans oublier Bigadin, le cheval tous terrains de la Mort et la population ankh-morporkienne. (Difficile à dire, celui-là : essayez pour voir ...)
Alors, évidemment, on rit pas mal dans "Mortimer." Ce qui n'empêche pas que, de temps à autre, ne pointent çà et là des éclats de tristesse et même d'angoisse. Avec ses mages déjantés, ses politiciens toujours occupés à comploter l'assassinat de leur prochain, ses monarques cruels, ses fanatiques religieux (il y en aura toute une palanquée dans "Les Petits Dieux", ne vous inquiétez pas) qui crient au blasphème pour un oui pour un non, ses Guildes arrogantes, ses sorcières à cheval sur le Bien et le Mal, ses fées, ses elfes et monstres en tous genres, ses "créatures de la Basse-Fosse" (merci, Lovecraft !) et bien entendu sa Mort qui cherche obstinément à comprendre, le Disque-Monde de Pratchett n'est que le reflet du nôtre avec ses richesses et ses misères.
Mais c'est un reflet qui remonte drôlement le moral comme ne le fera jamais n'importe quel journal télévisé !
* : la Mort du Disque-Monde est de se ... de genre masculin.
** : oui, et après ???
*** : non, ce n'est pas une faute d'orthographe : il faudra vous y faire. Le critique : Woland Note : Liens relatifs : Amazon.fr Hits : 3068
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